Les épidémies, tout un roman
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Confinement, peur de l'inconnu, décès : un sentiment d'irréalité frappa la France aux débuts de la pandémie de Covid-19. Cet événement ne fut pas sans rappeler les histoires des romans consacrés à des épidémies fictives. Du classique La peste de Camus aux dystopies contemporaines, ces récits auscultent surtout le coeur humain et le pouls de nos sociétés. Fiction ou réalité, voici trois exemples pour se faire une idée.
La peste, une infection pas seulement bactérienne
La peste (Gallimard, 1947) scrute une épidémie imaginaire de peste à Oran, en Algérie. Prix Nobel de littérature en 1957, Albert Camus y décrit l'évolution d'une société confinée étrangement semblable à celle vécue en 2020 : des premières morts suspectes au retard pris par les autorités pour protéger la population, de l'incrédulité des débuts à la résignation progressive, de la mise au ban des pestiférés aux inhumations hâtées, des arrangements de chacun pour survivre ou prospérer. « Au-delà des questions de médecine, il s'agit d'une jolie description de la façon dont peuvent réagir les individus et les sociétés face aux épidémies : le bien, le mal et le gris au milieu, commente Jean-Paul Stahl, professeur émérite en maladies infectieuses à l'Université de Grenoble. Camus l'a surtout utilisé pour un parallèle politique. » En effet, un second niveau de lecture révèle un autre type de peste : la brune ; quand Camus rédige ce roman, le nazisme ravage l'Europe.Quant à la maladie elle-même, le roman reflète l'état des connaissances dans les années 40. Le Dr Rieux, le narrateur, reste perplexe : la majorité des patients meurent, quand certains guérissent contre toute attente. Explication : la bactérie incriminée, Yersinia pestis, se transmet le plus souvent par piqûres de puces, via des rongeurs, comme les rats. Elle provoque alors la peste bubonique. Ses symptômes : forte fièvre et dégradation de l'état général, avec gonflement des ganglions lymphatiques – les fameux bubons. Sans traitement, environ un tiers des patients guérissent spontanément après une longue convalescence ; les autres meurent rapidement de septicémie. Mais la bactérie se transmet aussi entre humains, via les gouttelettes de salive expectorées par la toux des malades. Chez la personne contaminée, la peste prend alors une forme pulmonaire. Non traitée, elle est mortelle pour tous en trois jours.
Si les recherches continuent, aucun vaccin sûr et efficace n'a encore vu le jour. En revanche, « ce qui a été dramatique est aujourd'hui guérissable. On le doit à l'immense progrès pour l'humanité qu'ont été les antibiotiques. Avec la peste, nous sommes passés d'un mal qui pouvait tuer la moitié de l'Europe au Moyen-Âge à une maladie qui guérit aujourd'hui en huit jours », ajoute l'infectiologue. En effet, si la peste existe encore, comme à Madagascar, en Chine et même aux États-Unis , elle se soigne très bien avec des fluoroquinolones, des tétracyclines ou de la streptomycine, à condition d'être diagnostiquée à temps.
L'île des oubliés, les stigmates de la lèpre
Autre maladie séculaire et ravageuse qui a reculé grâce aux antibiotiques : la lèpre, causée par la bactérie Mycobacterium leprae. Depuis les années 80, 16 millions de lépreux dans le monde ont été traités par un cocktail de dapsone, rifampicine et clofazimine, efficace en six à douze mois. Et avant ? L'Île des oubliés (Les Escales, 2012), de l'anglaise Victoria Hislop, le raconte. Spinalónga, une île-forteresse crétoise, abrita une colonie de lépreux derrière ses hauts murs de 1904 à 1957. Pour Pierre Tattevin, infectiologue au Centre hospitalier universitaire de Rennes, « l'écrivaine décrit très bien comment la lèpre a détruit la vie de beaucoup de patients en les mettant au ban de la société. C'est aussi une leçon d'empathie, car on vit la maladie et l'isolement dans la peau d'une contaminée qui essaie malgré tout de positiver, de rester utile et de reprendre une vie sociale en exil, tout en remontant le moral de ceux restés à terre. »Les 300 pages de cette touchante saga familiale commencent dans les années 30. Eleni Petrakis, une mère de famille bannie sur l'île dès les premiers stigmates de la lèpre, découvre une micro-société éloignée du mouroir auquel elle s'attendait. Première surprise : les lépreux de Spinalónga ne sont pas tous difformes, loin de là. « C'est une maladie très hétérogène. Il y a des formes mineures, peu contagieuses, et des formes très virulentes, très contagieuses. Parmi les symptômes, on note des atteintes cutanées : des boutons, des déformations, mais aussi des atteintes neurologiques : les gens ne ressentent plus la douleur. Ils peuvent alors se blesser ou se brûler gravement sans s'en rendre compte et finir amputés », précise l'infectiologue. Autre idée reçue, dans le roman et dans la vie : la lèpre ne s'attrape pas facilement. La bactérie ayant un cycle de réplication très lent, il faut des mois de contacts étroits avec un malade non traité pour risquer la contamination, les premiers symptômes n'apparaissant parfois qu'au bout de 20 ans.
Yardam, entre science et fiction
S'éloignant de la réalité clinique, des romanciers content aussi des maladies imaginaires. Paru deux jours après le début du premier confinement lié au Covid, Yardam (Scrineo, 2020) décrit une ville fictive confinée à cause d'une épidémie effrayante et inconnue. Car dans ce roman, la folie est une maladie sexuellement transmissible. Autrice de science-fiction, la française Aurélie Wellenstein plante le décor dès les premières pages : à Yardam, de plus en plus de personnes se retrouvent vidées de leur esprit, leur corps décharné errant dans les rues, irrémédiablement attirés par la lune. Kazan, le personnage principal, n'y est pas étranger. Infecté, il ne peut s'empêcher d'aspirer les « âmes » de ses concitoyens en les embrassant. Et quand il a des rapports sexuels, il transmet le virus à ses partenaires. Pour Pauline Thill, infectiologue au centre hospitalier universitaire de Lille, « c'est la fiction et la réalité qui se rencontrent. Jamais un virus ne permettrait à quelqu'un d'entrer dans l'esprit des gens, de prendre leurs souvenirs, leurs personnalités, leurs émotions. Mais le roman aborde aussi plusieurs sujets de société, comme la réaction des pouvoirs publics, la crédibilité d'une femme médecin remise en cause et le travail des scientifiques face à une épidémie inconnue. »À l'instar des deux précédents livres, la peur de la contamination engendre le rejet de l'autre, ici poussé à l'extrême : sans remède, après un an de confinement et de privations, la société entière s'effondre en une nuit de massacres. Une dystopie, certes, mais basée sur des réactions courantes. En première ligne face au Covid-19, l'infectiologue se rappelle : « en février 2020, j'ai parlé à un anniversaire des premiers cas que nous avions dans mon service. J'ai eu beau dire que je portais un masque, une blouse, etc., on m'a ouvertement dit : « Comment oses-tu venir ici ? ». Je représentais le danger. » Les trois infectiologues citent aussi en coeur l'exemple de l'épidémie du SIDA, qui provoqua dans les années 90 une vague de peur et la stigmatisation d'une partie de la population – les homosexuels et les toxicomanes – alors que tout le monde peut être contaminé. Et si les traitements actuels permettent pourtant aux séropositifs de vivre normalement et de ne plus transmettre le virus, les a priori du passé ont malheureusement la peau dure.
Méconnaissance des modes de transmission et des traitements, stigmatisation des malades ou défiance envers la science, les récits d'épidémie soulignent des travers humains et sociétaux toujours d'actualité. Mais ils célèbrent aussi le courage, l'engagement et l'humanisme de soignants et de citoyens face à la maladie, au rejet de l'autre et à l'obscurantisme.
Un grand merci à la docteure Pauline THILL ainsi qu'aux professeurs Pierre TATTEVIN et Jean-Paul STAHL pour leurs témoignages.
Ce reportage vous a été proposé par la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF).
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