La phagothérapie, ces virus qui nous font du bien
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Des virus pour soigner les infections bactériennes, voilà une piste prometteuse pour lutter contre l'antibiorésistance. Partout, les bactéries cohabitent et co-évoluent avec des virus capables de les éliminer. Utiliser ces derniers, appelés bactériophages – ou phages – comme médicament suscite un engouement certain, mais le chemin est encore long avant leur autorisation de mise sur le marché.
L'antibiorésistance, première cause de mortalité en 2050 ?
L'utilisation massive d'antibiotiques depuis la seconde moitié du XXe siècle a produit un violent effet boomerang : les bactéries s'adaptent et leur résistent de plus en plus. Un nombre croissant de malades se retrouvent alors sans traitement efficace face à des infections sévères. En France, l'antibiorésistance coûterait la vie à 12 500 personnes par an. À l'échelle européenne, elle impacterait autant la santé que la grippe, la tuberculose et le VIH réunis. Charlotte Brives, anthropologue des sciences et autrice du livre Face à l'antibiorésistance : Une écologie politique des microbes (Éditions Amsterdam, 2022), prévient : « Pour l'instant, on ne voit que la partie émergée de l'iceberg. » En 2050, si l'antibiorésistance n'est pas endiguée, elle pourrait ainsi devenir la première cause de mortalité dans le monde, avec 10 millions de décès par an. Parmi les alternatives prometteuses, l'utilisation de virus pas comme les autres a le vent en poupe.Les phages, des virus tueurs de bactéries
« Les bactériophages possèdent une tête, un cou et des petites pattes. Or, ces dernières ne peuvent reconnaître que des structures présentes à la surface des bactéries, elles ne peuvent donc pas attaquer les cellules humaines. », indique Frédéric Laurent, professeur de bactériologie et chef de service adjoint à l'Institut des Agents Infectieux des Hospices Civils de Lyon. Chaque phage est très sélectif et ne s'attaque en général qu'à une espèce bactérienne, voire même seulement à une partie de cette espèce. Il s'y accroche, injecte ses gènes et détourne la machinerie de la bactérie à son profit dans l'unique but de se multiplier à l'intérieur de celle-ci. Cette dernière explose alors, libérant des centaines de phages, qui à leur tour infectent des centaines d'autres bactéries, les détruisant au passage. « La particularité de ce médicament est qu'il s'auto-multiplie à l'intérieur du patient. », précise le microbiologiste.Partout où il y a des bactéries, il y a des phages : dans l'eau, la terre, mais aussi dans les microbiotes qui tapissent nos intestins, nos poumons ou notre peau. Trouver des sources de phages n'est donc pas le plus compliqué, mais les transformer en médicament est un tout autre défi.
Du phage au médicament, un parcours du combattant
La thérapie phagique – ou phagothérapie – a fait ses débuts en France au début du XXe siècle, mais elle a ensuite été supplantée par l'essor des antibiotiques. Toute la chaîne de production et d'autorisation de mise sur le marché est donc à réinventer. Un travail de fourmi auquel participe le Pr Frédéric Laurent, pilote du projet PHAG-ONE : « On doit d'abord isoler les phages, en prenant de l'eau usée par exemple et en la filtrant à travers des petits pores très fins. Ensuite, nous les mettons en présence de différentes souches bactériennes et on regarde ce qui se passe. Si la bactérie arrête de se multiplier, c'est que des phages sont présents et l'ont attaquée. Le véritable enjeu est de les purifier, c'est-à-dire d'obtenir des phages purs, d'un seul type et sans les résidus des bactéries tuées qui ont servi à les produire ». S'en suit une étape essentielle : le séquençage génétique. Le but : vérifier l'absence de gènes permettant au phage de s'intégrer dans l'ADN de la bactérie. Cette catégorie de phages, dits lysogéniques, est à proscrire pour un usage médical, car elle pourrait favoriser la virulence ou la résistance bactérienne. Une fois les « bons » phages sélectionnés, ils sont testés sur un large panel de souches bactériennes de l'espèce ciblée afin d'identifier le spectre d'activité des phages sélectionnés et ainsi de choisir les meilleurs pour une production large. Les phages étant les organismes vivants les plus répandus sur Terre, cette étape de « collection » n'en est qu'à ses prémisses. Quant à l'ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé), elle autorise la phagothérapie presque uniquement dans le cadre de traitements compassionnels, c'est-à-dire quand aucun autre traitement ne marche.Une thérapie prometteuse, mais balbutiante
En France, la reprise de la phagothérapie, et donc de la production locale de phages, date de 2017, avec deux premiers patients traités aux Hospices civils de Lyon pour des infections ostéoarticulaires.L'année suivante, les équipes de l'hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris y recourraient à leur tour. Parmi eux, le Dr Alexandre Bleibtreu, infectiologue : « Une patiente avait un empyème intracérébral, c'est-à-dire un amas de pus, dû à un staphylocoque doré qui ne répondait pas aux antibiotiques. C'était des échecs à chaque fois, il n'y avait plus de solution. À ce moment-là, nous savions qu'il existait des phages actifs contre cette bactérie. J'ai envoyé une demande à la société qui les produisait et j'ai contacté l'ANSM. Les planètes se sont alignées : ça a pu être fait très rapidement et ça a été un succès. Nous avons réussi à stériliser l'abcès, et la patiente a ensuite pu être opérée. Depuis, une dizaine de phagothérapies pour diverses infections ont été réalisées à l'hôpital de la Pitié Salpêtrière : endocardites, infections sur prothèses vasculaires, infections pulmonaires ou encore ostéoarticulaires, comme mes collègues lyonnais, qui ont une grosse expérience dans ce domaine. »
La mise en oeuvre de la phagothérapie reste cependant complexe et chronophage, avec une efficacité qui n'est pas encore définitivement prouvée. « Ce qui nous manque, c'est d'avoir des phages utilisables sur plus d'espèces bactériennes et des essais cliniques qui nous permettent de répondre à la question : est-ce que ça apporte un bénéfice ou pas ? », complète le Dr Alexandre Bleibtreu. Ce dernier portera, en 2025, un essai clinique avec le Pr Charles Edouard Luyt ciblant une bactérie responsable d'une infection pulmonaire appelée Pseudomonas aeruginiosa. D'autres essais sont en cours, très spécifiques, chacun se concentrant sur le traitement d'une seule bactérie dans le cadre d'une infection précise, comme dans les prothèses de genoux et de hanches, les ulcères du pied chez les patients diabétiques ou les infections sur valves cardiaques.
Fin 2024, environ 90 patients auront été traités par phagothérapie, le plus souvent associée à des antibiotiques. Cette croissance exponentielle montre le vif intérêt pour ce traitement sur-mesure. « Toute la beauté de la phagothérapie, c'est qu'on repasse de la pêche à la grenade à la pêche à la ligne », précise l'infectiologue. À la différence des antibiotiques à large spectre, la phagothérapie cible en effet uniquement les bactéries responsables de la maladie, en épargnant les autres, utiles à l'organisme.
Ne pas répéter les erreurs du passé
Charlotte Brives, l'anthropologue, dirige pour le CNRS deux projets de recherche interdisciplinaires sur le développement de la phagothérapie : « Tous les intervenants s'accordent sur deux principes. D'abord, garantir l'accès au traitement, car ce sont les populations les plus défavorisées qui sont les plus impactées par l'antibiorésistance. Le second, c'est la dimension écologique. Il faut faire attention aux écosystèmes, pour éviter une résistance et ne pas renouveler les erreurs du passé. »Toucher aux relations entre les êtres vivants – phages et bactéries, bactéries et humains – n'est jamais sans conséquences. L'anthropologue prône ainsi une approche « située » de la phagothérapie, c'est-à-dire ancrée dans un territoire donné, à un moment donné : « Mieux vaut des réponses sur-mesure, adaptées à chaque situation particulière, que du prêt-à-porter comme avec les antibiotiques. Mais il n'est pas dit que ce soit l'approche retenue, car il y a des enjeux très forts, à la fois politiques et économiques. »
Dans quel sens se développera la phagothérapie ? Il est trop tôt pour le dire. Mais s'il ne s'agit pas d'un traitement miracle, tous s'accordent néanmoins sur son immense potentiel.
Un grand merci aux docteurs Charlotte BRIVES et Alexandre BLEIBTREU, ainsi qu'au professeur Frédéric LAURENT pour leurs témoignages.
Ce reportage vous a été proposé par la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF). Retrouvez plus d'articles sur le site /fr/, onglet « Pour le grand public ».