Paludisme, tuberculose, sida… La lutte grippée par le Covid
Voir le document au format pdf
Retour au sommaire de la Gazette de l'Infectiologie
« Le Covid-19 a eu des effets dévastateurs sur la lutte contre le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme. » Ces mots, on ne peut plus clairs, sont ceux du directeur du Fonds mondial, une fondation internationale investissant quatre milliards de dollars chaque année pour lutter contre ces grandes épidémies. Son dernier rapport, paru en septembre 2021, tire la sonnette d'alarme, tandis que le monde entier a le regard tourné vers la pandémie de Covid-19.
Sur la couverture dudit rapport s'affiche le visage d'An Biya, une jeune indonésienne traitée avec succès il y a quelques années d'une tuberculose multirésistante. Le directeur du Fonds Mondial s'interroge en introduction : si An Biya avait été touchée aujourd'hui par la même maladie, dans un pays durement frappé par le Covid, aux hôpitaux saturés, aurait-elle pu être testée, traitée et sauvée de la tuberculose ? « Dans de nombreux pays, le Covid-19 a submergé les systèmes de santé, les confinements ont perturbé les services, et des ressources vitales de lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme ont été réaffectées à la lutte contre la nouvelle pandémie » détaille ainsi le récent rapport avant de résumer, laconiquement : « le Covid-19 a entraîné le pire recul dans la lutte [contre ces trois épidémies] en vingt ans d'existence du Fonds mondial. »
Des trois grandes épidémies ciblées par la fondation, c'est la lutte contre le paludisme, maladie parasitaire transmise par un moustique, qui semble avoir le moins souffert de la pandémie de Covid-19. « Il y a bien sûr eu un impact, mais le scénario catastrophe a été évité » confirme le médecin épidémiologiste Éric D'Ortenzio (ANRS ⎸Maladies infectieuses émergentes, INSERM, APHP). Alors que l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) redoutait un doublement des décès dus au paludisme pendant la pandémie, l'augmentation n'aura été « que » de 12 %, annonce l'organisation dans un communiqué en décembre dernier. De quoi représenter tout de même 14 millions de cas et 69 000 décès du paludisme directement imputables à la crise Covid.
« Habituellement, les décès liés au paludisme concernent essentiellement des enfants de moins de cinq ans, très majoritairement en Afrique, rappelle Éric D'Ortenzio. Pendant une vague de Covid et parfois en plein confinement, difficile pour les parents d'emmener leurs enfants se faire tester ou soigner, parfois loin de chez eux, surtout si les systèmes de santé sont tout entier mobilisés par le Covid-19, avec moins de personnels soignants disponibles. Or, le paludisme est une maladie qu'il faut prendre en charge rapidement, avant que la situation ne s'aggrave. »
Enfin, au-delà de la difficulté de se faire dépister et d'accéder à des traitements pendant la pandémie, la mobilisation contre le paludisme a également été impactée plus en amont : via la lutte contre les moustiques, vecteurs du parasite causant la maladie. Selon l'OMS, plus d'un quart des moustiquaires imprégnées d'insecticides devant être distribuées en 2020 n'ont finalement pu l'être. Or, ces moustiquaires imprégnées constituent « l'une des principales armes de l'arsenal préventif de lutte contre le paludisme » souligne Éric D'Ortenzio.
Du côté de la lutte contre la tuberculose, deuxième maladie infectieuse la plus mortelle au monde juste derrière le Covid-19, l'impact de ce dernier s'est révélé encore plus prégnant. Selon le rapport du Fonds mondial, on a testé et traité pour cette maladie principalement pulmonaire un million de personnes en moins en 2020 qu'en 2019. « Avec la pandémie, les centres dédiés au diagnostic, aux traitements, mais aussi à la vaccination contre la tuberculose ont été presque tous réalloués au Covid, ajoute la professeure de microbiologie Alexandra Aubry (Sorbonne Université/APHP/Centre Cimi-Paris). Il y a aussi eu une baisse de plus de 60 % du nombre de personnes vaccinées contre la tuberculose. Or, la vaccination protège, en particulier contre les formes graves de la maladie chez l'enfant face auxquelles on atteint 80 % de protection. »
Lorsque le Fonds mondial publie son rapport 2021, il manque encore de données pour évaluer l'impact de ce recul sur le nombre de décès liés à la tuberculose, se contentant de prédire des « conséquences dévastatrices sur l'incidence et la morbidité de la tuberculose au cours des prochaines années ». Quelques semaines plus tard, l'OMS révèle bel et bien une augmentation du nombre de morts liés à la tuberculose : une première depuis dix ans.
La lutte contre cette maladie infectieuse est intimement liée à une autre, celle due au VIH, responsable du sida. En effet, alors qu'un quart de la population mondiale porte la bactérie responsable de la tuberculose de manière totalement bénigne, la maladie peut progresser brusquement chez certaines personnes, notamment à la faveur d'une baisse du système immunitaire… justement l'une des conséquences d'une infection par le VIH. Ainsi, une personne sur sept décédée de la tuberculose en 2020 était porteuse du VIH. Autant dire que les mauvaises nouvelles sur le front de la lutte contre le VIH impactent tout aussi lourdement le travail mené contre la tuberculose. Or la mobilisation pour faire reculer le sida a elle aussi pâti de ces deux années de Covid-19.
Selon le rapport du Fonds mondial, le nombre de personnes testées pour le VIH a chuté de 22 % entre 2019 et 2020. En France, l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS ⎸Maladies infectieuses émergentes) relève une baisse similaire de dépistages sanguins comme de vente d'autotests. « Il faut prendre cette baisse avec beaucoup de prudence : moins de dépistage ne veut pas forcément dire que les gens ont été moins infectés par le VIH, grâce aux confinements par exemple, insiste le praticien hospitalier Pascal Pugliese, président de la Société française de lutte contre le sida. Cela peut aussi être le signe d'un accès plus limité aux outils de dépistage pendant la pandémie, ou une moins bonne exhaustivité des déclarations des nouveaux diagnostics. Nous allons découvrir dans quelques années si le Covid-19 a bel et bien provoqué un retard de dépistage du VIH et une reprise de l'épidémie. »
Le Fonds mondial a d'ores et déjà relevé une baisse inquiétante de l'accès aux outils de prévention comme les préservatifs, ainsi qu'un ralentissement des approvisionnements en antirétroviraux, utilisés dans le traitement contre le VIH. « En France, nous avons réussi à réagir assez rapidement afin que les patients déjà sous traitement puissent le continuer malgré les confinements, par exemple en généralisant la téléconsultation et les ordonnances numériques. Malgré tout, il y a eu beaucoup moins de changements de traitements, pour les adapter ou les simplifier, qu'en temps normal » décrit Pascal Pugliese.
Mais le praticien hospitalier note aussi une autre conséquence inattendue de la crise sanitaire : le coup porté à la recherche sur le VIH. « Les demandes de projets de recherche clinique sont en forte baisse, tandis que le nombre de projets liés au Sars-CoV-2 [le virus responsable du Covid-19] explose. Aujourd'hui, les jeunes chercheurs commencent leur carrière sur les coronavirus et délaissent le VIH. » Pour sa part, le médecin épidémiologiste Éric D'Ortenzio préfère voir le verre à moitié plein, rappelant à quel point le Covid-19 a aussi entraîné un coup d'accélérateur sans précédent dans le monde de la recherche en infectiologie. « La mobilisation mondiale et les financements importants ont permis de développer en un temps record de nouveaux vaccins à ARN qui offrent beaucoup d'espoir dans le cadre d'autres maladies infectieuses, et notamment le VIH/sida. »
Face à ce constat nuancé, peut-on encore espérer atteindre les objectifs fixés par l'OMS, visant à mettre au pas ces trois grandes épidémies à l'horizon 2030 ? Du côté du VIH, l'objectif 90-90-90 (90 % de personnes séropositives connaissant leur statut, 90 % d'entre elles traitées, dont 90 % avec une charge virale indétectable) semble en bonne voie, ce qui permet d'espérer atteindre l'objectif 95-95-95. « Contenir l'épidémie d'ici 2030 semble à notre portée, le risque étant que certains, trop confiants, lèvent le pied sur le front de la lutte, entraînant un recul » s'inquiète le président de la Société française de lutte contre le sida.
Concernant le paludisme, le Covid-19 a porté un coup dur aux objectifs de l'OMS, qui risquent d'être difficiles à atteindre en 2030. « Il y a de plus des problèmes de résistance aux traitements qui sont apparus principalement en Asie, ajoute le médecin épidémiologiste Éric D'Ortenzio. Si cette résistance s'installait en Afrique, qui concentre 95 % des cas de paludisme dans le monde, nous serions alors vraiment en difficulté ».
Enfin, au niveau de la lutte contre la tuberculose, l'OMS n'est guère plus optimiste, admettant que la réalisation des objectifs visés « enregistre un retard et semble de plus en plus hors de portée ». La microbiologiste Alexandra Aubry ajoute que « ces objectifs étaient déjà difficilement tenables avant la pandémie de Covid-19. » Tout en rappelant que cette crise sanitaire, avec tous les reculs qu'elle entraîne sur les autres épidémies, n'est pas encore derrière nous…
Ce reportage vous a été proposé par la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF).
Retrouvez plus d'articles sur le site /fr/,
onglet « Pour le grand public ».
Un grand merci aux docteurs Alexandra Aubry, Éric D'Ortenzio et Pascal Pugliese
pour leurs témoignages.