Gazette de l'infectiologie: Quand l'infectiologie fait son cinéma
Mercredi 06 Mars 2024
Quand l'infectiologie fait son cinéma
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Le cinéma pioche régulièrement ses histoires dans le domaine médical, avec des représentations plus ou moins fidèles des pathologies qu'il met en scène. Au-delà d'attribuer bons et mauvais points à différentes oeuvres de fiction, quels atouts cinéma et infectiologie peuvent-ils s'apporter mutuellement ?
Le cinéma n'est pas la réalité. Il ne peut en être qu'une représentation, forcément subjective, avec son lot d'arrangements avec le réel. Si bien qu'un policier ne peut s'empêcher de noter tout ce qui ne va pas dans un film d'enquête, comme un historien devant un péplum ou un militaire devant un film de guerre. Les médecins n'échappent logiquement pas à cette règle. « Quand je regarde un film avec des éléments médicaux, c'est difficile pour moi de ne pas comparer avec ce que je vis au quotidien dans mon métier, j'ai donc forcément un oeil critique sur l'oeuvre et une difficulté à faire abstraction de la réalité », reconnaît Christophe Strady, infectiologue au Groupe hospitalier Sud Île-de-France de Melun. « Une série comme Dr House par exemple, cela peut être bien fait, mais ce n'est évidemment pas toujours une représentation réaliste de la médecine. »
Cujo, ou la rage exagérée
Beaucoup de films ou séries utilisent ainsi des éléments médicaux sensationnels, même s'ils sont rarissimes, quitte à les exagérer en dehors de tout réalisme. C'est par exemple le cas de Cujo, un film américain sorti en 1983. Tiré d'un roman de Stephen King, l'histoire décrit comment un gros Saint-Bernard affectueux se transforme en machine à tuer après avoir contracté la rage. « Il y a une base réelle derrière tout ça : effectivement, les chiens enragés ont un changement de comportement qui peut les rendre plus agressifs, décrit le Dr Strady. Mais le chien ne devient pas non plus assoiffé de sang, à attaquer tout ce qui bouge. Les 59 000 décès par an de la rage dans le monde sont la conséquence de l'infection virale transmise par les morsures, et non pas la conséquence d'attaques mortelles de chiens enragés ! »
Idem pour l'apparence du chien. Si la rage peut effectivement provoquer une hypersalivation et un changement de comportement, nous sommes bien loin du Saint-Bernard du film se transformant peu à peu en monstre aux yeux injectés de sang et à la gueule recouverte d'écume. Concernant enfin le point de départ du film, à savoir une contamination du chien par une chauve-souris, Christophe Strady résume laconiquement : « théoriquement possible, mais ce n'était pas le scénario le plus probable aux USA dans le Maine dans les années 80 ! ».
Les libertés mycologiques de The Last of Us
Si de nombreux films mettent à l'écran une maladie réelle, mais en choisissant et exagérant les symptômes à même de servir leur scénario, d'autres inventent une pathologie en assemblant des éléments pris ça et là dans la littérature médicale.
C'est notamment le cas de The Last of Us, un jeu vidéo salué par la critique et récemment adapté en série, qui a tenté d'apporter une base scientifique crédible à son épidémie. Et ce, d'une façon peu commune : exit les traditionnels virus et bactéries pathogènes, place aux champignons. « Les infections fongiques mortelles existent bien dans la vie réelle, mais elles sont essentiellement dangereuses pour les patients immunodéprimés », explique Sarah Dellière, spécialiste en mycologie médicale à l'hôpital Saint Louis.
Les créateurs de The Last of Us ont jeté leur dévolu sur une espèce de champignon existant réellement, Ophiocordyceps unilateralis. Et on comprend aisément pourquoi : ses spores se déposent sur une victime, s'y infiltrent et changent son comportement pour la diriger vers une zone propice à la croissance et la reproduction du champignon. Sauf que… cette espèce s'attaque uniquement aux fourmis. « Il y a de nombreux obstacles absolument insurmontables pour qu'elle s'adapte et infecte un être humain, en premier lieu la température de notre organisme » assure Sarah Dellière. La série répond à cet argument en évoquant le changement climatique, qui pousserait le champignon à s'adapter aux plus fortes chaleurs. « En théorie ce n'est pas impossible, mais pas à cette échelle ni à cette vitesse, d'autant plus que le système immunitaire humain est bien plus performant et complexe que celui d'un insecte », reprend la spécialiste.
Concernant le principe d'une infection fongique se répandant à travers le monde, là aussi l'idée n'est pas improbable. « En réalité, nous vivons déjà le début d'une pandémie inquiétante : l'Inde a déclaré dès 2015 des mycoses de la peau qui s'étendent sur le corps, se transmettent entre individus et sont résistantes au traitement habituel. De plus en plus de cas arrivent en Europe désormais, mais cela prend des années : la cinétique est donc bien différente de ce que l'on peut voir dans la série ! »
Ainsi, The Last of Us s'inspire de véritables faits scientifiques sur les infections fongiques, pour créer de toutes pièces une nouvelle maladie au final absolument irréaliste. Une démarche « loin d'être problématique » pour Sarah Dellière, qui y voit plutôt une belle manière de faire découvrir le monde des champignons microscopiques au grand public.
Philadelphia, le bon élève
Une oeuvre inspirée d'une maladie peut avoir encore plus de poids sur la vision que porte la société sur une pathologie. En mal, avec notamment tout ce que le cinéma a véhiculé comme clichés néfastes sur les maladies mentales, mais aussi en bien. C'est le cas de nombreux films traitant du sida, comme Dallas Buyers club, 120 battements par minute, ou encore l'un des précurseurs : Philadelphia. « Ce film a permis de faire rentrer la question du sida dans les foyers du monde entier, à une époque où cela restait une question très taboue. Certaines personnes ont pu, je pense, changer de regard sur la maladie et leurs propres idées reçues », juge Christine Katlama, infectiologue à l'hôpital Pitié-Salpêtrière et co-découvreuse du VIH-2.
Ce film suit de l'intérieur le combat d'Andrew Beckett (qui vaudra pour son interprétation un Oscar à Tom Hanks) contre son licenciement abusif, lié selon lui à sa séropositivité et son homosexualité. Un film sorti en 1993, à une période charnière dans l'histoire de l'épidémie. « Le début des années 1990, c'est l'hécatombe, les années noires, avec plein d'artistes emportés par la maladie, rappelle Christine Katlama. Le film témoigne bien de la peur du VIH, du rejet des personnes infectées à cette époque et de la méconnaissance dont elle est teintée. On voit par exemple quelqu'un refuser de serrer la main à une personne séropositive, par peur et par ignorance. »
Si le VIH et le sida ont nourri depuis les imaginaires de nombreux films et séries, ceux-ci choisissent pour la plupart de se tourner vers ces années noires, plutôt que de traiter la réalité de la séropositivité aujourd'hui, ou encore les dégâts actuels de la maladie dans les pays du Sud. « C'est dommage, le cinéma, véritable reflet de la société, pourrait encore porter à l'écran des histoires très justes d'intolérances vis-à-vis de femmes ou d'hommes poursuivis pour des choix de vie. Mais pour un cinéaste, les années sida, avant le passage à l'an 2000, offrent des ingrédients très romanesques. C'est un peu ‘La dame aux camélias' de notre époque ! », avance Christine Katlama.
Quand le cinéma aide les soignants
Romain Palich, infectiologue à l'hôpital Pitié-Salpêtrière, est également un amoureux du cinéma, qu'il utilise même dans son métier d'enseignant-chercheur en infectiologie. « Il est toujours très intéressant de montrer des films aux étudiants en médecine, même s'ils véhiculent des images fausses. Il y a par exemple beaucoup de scènes de consultation très mal écrites, mais cela permet d'amorcer une discussion, de voir les points qui posent problème et comment mieux réagir face à certaines situations », décrit Romain Palich. Un constat qu'il met lui-même en pratique dans son cours à la Sorbonne « Médecine narrative et cinéma ».
La médecine narrative est un courant né au début des années 2000 aux États-Unis, qui utilise la narration pour raccrocher les professionnels de santé aux récits de leur patient, leur ressenti, leur vécu. Ce courant empruntait jusqu'ici beaucoup à la littérature (ateliers d'écriture, analyses littéraires…) ; Romain Palich est convaincu que le cinéma peut aussi être un outil des plus pertinents. « C'est un moyen facile et convivial de se plonger dans la peau d'un patient ou dans une situation médicale particulière. Mais il est aussi possible d'aller plus loin en école de médecine, en impliquant directement les étudiants dans la création d'un film court, de l'écriture du scénario au tournage. Cela oblige à se poser des questions intéressantes pour un médecin : comment un patient vit-il telle situation, comment rendre à l'image une situation difficile… pour finalement mieux la comprendre. » Une autre façon de percevoir son métier de médecin, à travers un autre regard : celui de la caméra.
Un grand merci aux docteurs Sarah DELLIÈRE et Romain PALICH ainsi qu'aux professeurs Christine KATLAMA et Christophe STRADY pour leurs témoignages.
Ce reportage vous a été proposé par la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF).
Retrouvez plus d'articles sur le site /fr/, onglet « Pour le grand public ».
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Le cinéma pioche régulièrement ses histoires dans le domaine médical, avec des représentations plus ou moins fidèles des pathologies qu'il met en scène. Au-delà d'attribuer bons et mauvais points à différentes oeuvres de fiction, quels atouts cinéma et infectiologie peuvent-ils s'apporter mutuellement ?
Le cinéma n'est pas la réalité. Il ne peut en être qu'une représentation, forcément subjective, avec son lot d'arrangements avec le réel. Si bien qu'un policier ne peut s'empêcher de noter tout ce qui ne va pas dans un film d'enquête, comme un historien devant un péplum ou un militaire devant un film de guerre. Les médecins n'échappent logiquement pas à cette règle. « Quand je regarde un film avec des éléments médicaux, c'est difficile pour moi de ne pas comparer avec ce que je vis au quotidien dans mon métier, j'ai donc forcément un oeil critique sur l'oeuvre et une difficulté à faire abstraction de la réalité », reconnaît Christophe Strady, infectiologue au Groupe hospitalier Sud Île-de-France de Melun. « Une série comme Dr House par exemple, cela peut être bien fait, mais ce n'est évidemment pas toujours une représentation réaliste de la médecine. »
Cujo, ou la rage exagérée
Beaucoup de films ou séries utilisent ainsi des éléments médicaux sensationnels, même s'ils sont rarissimes, quitte à les exagérer en dehors de tout réalisme. C'est par exemple le cas de Cujo, un film américain sorti en 1983. Tiré d'un roman de Stephen King, l'histoire décrit comment un gros Saint-Bernard affectueux se transforme en machine à tuer après avoir contracté la rage. « Il y a une base réelle derrière tout ça : effectivement, les chiens enragés ont un changement de comportement qui peut les rendre plus agressifs, décrit le Dr Strady. Mais le chien ne devient pas non plus assoiffé de sang, à attaquer tout ce qui bouge. Les 59 000 décès par an de la rage dans le monde sont la conséquence de l'infection virale transmise par les morsures, et non pas la conséquence d'attaques mortelles de chiens enragés ! »
Idem pour l'apparence du chien. Si la rage peut effectivement provoquer une hypersalivation et un changement de comportement, nous sommes bien loin du Saint-Bernard du film se transformant peu à peu en monstre aux yeux injectés de sang et à la gueule recouverte d'écume. Concernant enfin le point de départ du film, à savoir une contamination du chien par une chauve-souris, Christophe Strady résume laconiquement : « théoriquement possible, mais ce n'était pas le scénario le plus probable aux USA dans le Maine dans les années 80 ! ».
Les libertés mycologiques de The Last of Us
Si de nombreux films mettent à l'écran une maladie réelle, mais en choisissant et exagérant les symptômes à même de servir leur scénario, d'autres inventent une pathologie en assemblant des éléments pris ça et là dans la littérature médicale.
C'est notamment le cas de The Last of Us, un jeu vidéo salué par la critique et récemment adapté en série, qui a tenté d'apporter une base scientifique crédible à son épidémie. Et ce, d'une façon peu commune : exit les traditionnels virus et bactéries pathogènes, place aux champignons. « Les infections fongiques mortelles existent bien dans la vie réelle, mais elles sont essentiellement dangereuses pour les patients immunodéprimés », explique Sarah Dellière, spécialiste en mycologie médicale à l'hôpital Saint Louis.
Les créateurs de The Last of Us ont jeté leur dévolu sur une espèce de champignon existant réellement, Ophiocordyceps unilateralis. Et on comprend aisément pourquoi : ses spores se déposent sur une victime, s'y infiltrent et changent son comportement pour la diriger vers une zone propice à la croissance et la reproduction du champignon. Sauf que… cette espèce s'attaque uniquement aux fourmis. « Il y a de nombreux obstacles absolument insurmontables pour qu'elle s'adapte et infecte un être humain, en premier lieu la température de notre organisme » assure Sarah Dellière. La série répond à cet argument en évoquant le changement climatique, qui pousserait le champignon à s'adapter aux plus fortes chaleurs. « En théorie ce n'est pas impossible, mais pas à cette échelle ni à cette vitesse, d'autant plus que le système immunitaire humain est bien plus performant et complexe que celui d'un insecte », reprend la spécialiste.
Concernant le principe d'une infection fongique se répandant à travers le monde, là aussi l'idée n'est pas improbable. « En réalité, nous vivons déjà le début d'une pandémie inquiétante : l'Inde a déclaré dès 2015 des mycoses de la peau qui s'étendent sur le corps, se transmettent entre individus et sont résistantes au traitement habituel. De plus en plus de cas arrivent en Europe désormais, mais cela prend des années : la cinétique est donc bien différente de ce que l'on peut voir dans la série ! »
Ainsi, The Last of Us s'inspire de véritables faits scientifiques sur les infections fongiques, pour créer de toutes pièces une nouvelle maladie au final absolument irréaliste. Une démarche « loin d'être problématique » pour Sarah Dellière, qui y voit plutôt une belle manière de faire découvrir le monde des champignons microscopiques au grand public.
Philadelphia, le bon élève
Une oeuvre inspirée d'une maladie peut avoir encore plus de poids sur la vision que porte la société sur une pathologie. En mal, avec notamment tout ce que le cinéma a véhiculé comme clichés néfastes sur les maladies mentales, mais aussi en bien. C'est le cas de nombreux films traitant du sida, comme Dallas Buyers club, 120 battements par minute, ou encore l'un des précurseurs : Philadelphia. « Ce film a permis de faire rentrer la question du sida dans les foyers du monde entier, à une époque où cela restait une question très taboue. Certaines personnes ont pu, je pense, changer de regard sur la maladie et leurs propres idées reçues », juge Christine Katlama, infectiologue à l'hôpital Pitié-Salpêtrière et co-découvreuse du VIH-2.
Ce film suit de l'intérieur le combat d'Andrew Beckett (qui vaudra pour son interprétation un Oscar à Tom Hanks) contre son licenciement abusif, lié selon lui à sa séropositivité et son homosexualité. Un film sorti en 1993, à une période charnière dans l'histoire de l'épidémie. « Le début des années 1990, c'est l'hécatombe, les années noires, avec plein d'artistes emportés par la maladie, rappelle Christine Katlama. Le film témoigne bien de la peur du VIH, du rejet des personnes infectées à cette époque et de la méconnaissance dont elle est teintée. On voit par exemple quelqu'un refuser de serrer la main à une personne séropositive, par peur et par ignorance. »
Si le VIH et le sida ont nourri depuis les imaginaires de nombreux films et séries, ceux-ci choisissent pour la plupart de se tourner vers ces années noires, plutôt que de traiter la réalité de la séropositivité aujourd'hui, ou encore les dégâts actuels de la maladie dans les pays du Sud. « C'est dommage, le cinéma, véritable reflet de la société, pourrait encore porter à l'écran des histoires très justes d'intolérances vis-à-vis de femmes ou d'hommes poursuivis pour des choix de vie. Mais pour un cinéaste, les années sida, avant le passage à l'an 2000, offrent des ingrédients très romanesques. C'est un peu ‘La dame aux camélias' de notre époque ! », avance Christine Katlama.
Quand le cinéma aide les soignants
Romain Palich, infectiologue à l'hôpital Pitié-Salpêtrière, est également un amoureux du cinéma, qu'il utilise même dans son métier d'enseignant-chercheur en infectiologie. « Il est toujours très intéressant de montrer des films aux étudiants en médecine, même s'ils véhiculent des images fausses. Il y a par exemple beaucoup de scènes de consultation très mal écrites, mais cela permet d'amorcer une discussion, de voir les points qui posent problème et comment mieux réagir face à certaines situations », décrit Romain Palich. Un constat qu'il met lui-même en pratique dans son cours à la Sorbonne « Médecine narrative et cinéma ».
La médecine narrative est un courant né au début des années 2000 aux États-Unis, qui utilise la narration pour raccrocher les professionnels de santé aux récits de leur patient, leur ressenti, leur vécu. Ce courant empruntait jusqu'ici beaucoup à la littérature (ateliers d'écriture, analyses littéraires…) ; Romain Palich est convaincu que le cinéma peut aussi être un outil des plus pertinents. « C'est un moyen facile et convivial de se plonger dans la peau d'un patient ou dans une situation médicale particulière. Mais il est aussi possible d'aller plus loin en école de médecine, en impliquant directement les étudiants dans la création d'un film court, de l'écriture du scénario au tournage. Cela oblige à se poser des questions intéressantes pour un médecin : comment un patient vit-il telle situation, comment rendre à l'image une situation difficile… pour finalement mieux la comprendre. » Une autre façon de percevoir son métier de médecin, à travers un autre regard : celui de la caméra.
Un grand merci aux docteurs Sarah DELLIÈRE et Romain PALICH ainsi qu'aux professeurs Christine KATLAMA et Christophe STRADY pour leurs témoignages.
Ce reportage vous a été proposé par la Société de Pathologie Infectieuse de Langue Française (SPILF).
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